Évoquer le service à la cuillère, c'est forcément penser à Michael Chang et son coup de poker incroyable face à Ivan Lendl en huitièmes de finale de Roland-Garros en 1989. Au coeur du cinquième set, sur le fil d'un point de vue physique et en danger sur sa mise en jeu, l'Américain glissait un service à la cuillère et remportait l'échange avant de renverser le cours de ce match. Un des points les plus célèbres du tennis pour un coup qu'il ne travaillait pas à l'entraînement, expliquera-t-il des années plus tard, et qu'il n'avait jamais fait (et ne refera jamais) en match.
Une histoire d'instinct et de survie, donc. Tout l'inverse de Corentin Moutet qui distille les services à la cuillère comme les services slicés ou kickés. À Roland-Garros l'an passé, ses neuf points gagnés sur douze tentatives face à Sebastian Ofner avaient marqué la quinzaine et ravi le public du Suzanne-Lenglen. Avant de retrouver Novak Djokovic ce jeudi, le Français de 26 ans en a tenté cinq lors de son premier tour. Avec un succès plus mitigé mais qui lui a quand même permis de sauver une balle de break dans le troisième set contre Clément Tabur (6-3, 7-6, 6-3). Loin d'être une tentative hasardeuse pour le Français, ce coup fait partie de ses multiples options tactiques.
La genèse : « C'est devenu une vraie option »
Gaucher au jeu flamboyant et déroutant, adepte des amorties et des changements de rythme, le Français n'est pas un novice dans l'exercice. Son ancien coach, Petar Popovic, identifiait une véritable bascule dans l'utilisation de ce coup au printemps 2023. Son joueur doit affronter Dominic Thiem au Challenger de Bordeaux et la position de l'Autrichien au retour laisse une vraie ouverture à Moutet qui va l'exploiter avec réussite tout au long de la rencontre.
« Je savais qu'il pouvait en faire mais ce n'était pas du tout régulier, il le tentait une fois de temps en temps, rembobine Popovic. C'est avant le match face à Thiem que je lui en ai vraiment parlé comme d'une option tactique. Je lui ai dit : écoute, il se met 6 mètres derrière, n'hésite pas à lui faire 3 ou 4 services à la cuillère par set. Il l'a fait et il a gagné chaque point. À partir de là, dès que quelqu'un se mettait loin au retour de service, c'est devenu automatique et une vraie option. »
La technique : « Corentin le fait très, très bien »
Le Français, désormais entraîné par Hugo Guerriero, n'est pas le seul à utiliser ce coup. On pense à Nick Kyrgios par exemple ou à Alexander Bublik, qui avait failli rendre fou Giovanni Mpetshi Perricard à Lyon l'an dernier en passant quatre services à la cuillère de suite, services que le jeune tricolore avait été bien en peine de ramener. Mais Moutet a développé une technique bien à lui, explique Mansour Bahrami, l'expert ès maniement de balles : « Corentin le fait très, très bien. Je ne sais pas trop comment il le fait, d'ailleurs, parce que si je devais tenir la raquette comme il la tient, je ne mettrais pas une balle dans le court (rire). C'est sa prise à lui et c'est super ce qu'il en fait. »
Ce qu'il a de particulier par rapport à ceux des autres ? Popovic encore : « Kyrgios le fait mais face à lui (et comme il a l'habitude de servir très fort), la plupart des adversaires se mettent très loin au retour de service donc ils ont beaucoup plus de chemin à faire. Ce n'est pas comparable avec celui de Bublik ou de Corentin. Celui de Bublik est long et quasi sans effet. Corentin, lui, coupe vraiment la balle, il met beaucoup d'effet. Elle tombe courte et après le deuxième rebond est à la hauteur du carré de service, à un mètre vers la gauche. Il n'y a personne dans ce domaine-là qui peut se comparer à lui. »
« Le fait qu'il soit gaucher rend aussi cette arme encore plus difficile à contrer »
Michael Chang
Le Français utilise cette option plutôt côté égalité, là où son effet, quelque part entre le slice et le rétro, va décaler encore plus son adversaire et lui ouvrir le court. « Le fait qu'il soit gaucher rend aussi cette arme encore plus difficile à contrer, détaille Michael Chang. Ça se voit qu'il s'entraîne sur ce coup mais je pense que son utilisation variera logiquement au jour le jour, selon la position avancée ou reculée de son adversaire au retour. » Et là où un Kyrgios le déclenchait vite pour surprendre, Moutet initie ce service comme les autres, ce qui le rend illisible pour l'adversaire.
L'efficacité : « Ne pas le faire sans arrêt »
Le Français est plutôt efficace sur ce coup grâce à sa technique. « Il joue tellement court que l'adversaire n'a pas le temps de taper la balle puis de reculer, mais est obligé de pousser et d'aller au filet, analyse Popovic. Donc derrière, "Co" a la moitié du court pour le passer. C'est toujours le même scénario, l'adversaire pousse long, Co le fixe puis le passe. » Les effets se voient aussi à plus long terme : « Il use son adversaire physiquement, qui est contraint de faire un sprint vers l'avant et perd le rythme au retour. Et il rentre dans le cerveau de l'autre. »
« Le service à la cuillère, il faut le faire une ou deux fois de temps en temps, pour surprendre sur un point important »
Mansour Bahrami
Et ça peut piéger pas mal de rivaux. « Je me rappelle avoir vu Moutet en faire deux contre (Jannik) Sinner l'an dernier (2-6, 6-3, 6-2, 6-1 en 8es), un avait été un ace et l'autre avait rebondi si bas que Jannik n'avait pas pu en faire quoi que ce soit », relève ainsi Chang. Attention, pourtant, à ne pas en abuser, estime Bahrami : « Le problème, c'est de ne pas le faire sans arrêt. Après le premier set, Sinner s'attendait à chaque fois à l'éventualité que Corentin tente un truc. Une fois qu'on est prêt pour ça, ce n'est plus pareil. Le service à la cuillère, il faut le faire une ou deux fois de temps en temps, pour surprendre sur un point important. »
Contre Djokovic, l'option peut-elle payer ? « Si j'étais le coach de Corentin, je lui conseillerais d'en faire contre Novak », tranchait Mats Wilander ce mercredi dans nos colonnes, bluffé par la manière dont le Français a transformé ce coup. Chang est sur la même longueur d'onde : « Dans les années 1990, quand on faisait un service par en dessous, c'était quasiment uniquement pour le fun et pas par stratégie. Mais par rapport à mon époque, les joueurs se tiennent beaucoup plus loin pour réceptionner les services, et pas seulement sur terre, d'ailleurs. Donc ce coup a plus de sens. »