Dans la loge de son partenaire historique Rolex, qui domine le court Philippe-Chatrier, au-dessus de la tribune présidentielle, Jim Courier (54 ans) est comme chez lui. Ambassadeur de la marque, le double vainqueur des Internationaux de France (1991 et 1992) fait partie des anciens de la famille, aux côtés d'autres légendes comme Björn Borg, Roger Federer, Chris Evert, et des représentants de la nouvelle génération, tels Carlos Alcaraz et Jannik Sinner, qui s'affrontent justement en finale ce dimanche. Éternel amoureux de son sport, l'ancien n°1 mondial (58 semaines en 1992-1993) possède l'un des plus hauts QI tennistiques parmi les consultants TV en activité. Son regard sur la rivalité entre les deux meilleurs joueurs du monde n'en est que plus précieux.
« Jannik Sinner face à Carlos Alcaraz, c'est la finale rêvée de ce Roland-Garros. Cette rivalité naissante vous séduit-elle ?
Borg-McEnroe, Agassi-Sampras, Evert-Navratilova, Federer-Nadal, toutes les grandes rivalités sont faites d'oppositions de styles et c'est le cas avec celle-ci, tout aussi contrastée. Alcaraz, c'est un vrai frisson à chaque match. Il est incroyablement captivant, car on ne sait jamais ce qui va se passer. Les superbes coups qui émerveillent le public sont bien présents. On n'en croit pas ses yeux. Et puis, parfois, il enchaîne les erreurs et son jeu se délite. Une des phrases que j'utilise dans mes commentaires, c'est que regarder Alcaraz, c'est comme regarder un battement de coeur. Comme un cardiofréquencemètre, il monte et il descend. Il est rarement constant tout le temps, sauf contre Tommy Paul en quarts de finale (6-0, 6-1, 6-4). Mais il faut que les gens apprécient vraiment cette période de sa carrière et s'en souviennent, car je ne sais pas s'il restera comme ça éternellement.
Palmarès : 23 titres dont 4 du Grand Chelem (Open d'Australie 1992 et 1993, Roland-Garros 1991 et 1992). 2 victoires en Coupe Davis (1992 et 1995). 3 défaites en finale de tournois du Grand Chelem (Roland-Garros 1993, Wimbledon 1993 et US Open 1991) et deux défaites en finale du Masters (1991 et 1992).
C'est-à-dire ?
Il va tirer les leçons de certaines défaites difficiles, comme tout le monde, et comprendre que son manque de constance peut l'empêcher d'atteindre certains objectifs. Il peaufinera son jeu et fera alors de meilleurs choix. Car c'est un joueur d'instinct. Rien n'est planifié chez lui. Son instinct est celui de l'agressivité et des coups spectaculaires. Il apprendra qu'en faire un peu moins va lui apporter beaucoup plus sur l'échelle du succès. Et le meilleur exemple de cet équilibre parfait est celui de son grand rival, Jannik Sinner.
« Ca a dû être un enfer pour lui de gérer tout ça et l'incertitude de savoir s'il allait avoir une suspension plus longue que celle qu'il a finalement acceptée »
A propos de Jannik Sinner
Au-delà de leur style de jeu, c'est donc la constance qui les différencie selon vous ?
Dans un bon jour, Sinner est là (il place sa main au niveau de ses yeux). Dans un mauvais, il est ici (au niveau du menton). Tandis que le meilleur d'Alcaraz est plus haut que celui de Sinner, ce qui explique qu'il a remporté leurs quatre derniers matches, et le pire beaucoup plus bas. Sa marge de performance est donc plus grande. Si Alcaraz parvient à la réduire, sans nécessairement augmenter la valeur haute, le nombre de matches qu'il va perdre contre des joueurs qui ne s'appellent pas Sinner sera très faible.
Êtes-vous impressionné par la force mentale de Sinner après les turbulences de son contrôle antidopage positif l'an passé et sa suspension de trois mois cette année ?
Il a cette capacité à compartimenter certains problèmes importants en dehors du court. Ça a dû être un enfer pour lui de gérer tout ça et l'incertitude de savoir s'il allait avoir une suspension plus longue que celle qu'il a finalement acceptée. Mais il a su gérer tout ce stress comme un poisson dans l'eau. Ça devait le brûler intérieurement et je pense que c'est probablement pour ça qu'il a eu quelques soucis de santé et physiques à plusieurs reprises l'année dernière. Mais ses performances sur le court, quand il était en état de jouer, étaient très impressionnantes. J'espère qu'il n'aura plus jamais à vivre une telle expérience.
« Il est très important aujourd'hui d'avoir plusieurs options. Quand on regarde Alcaraz affronter Sinner, il ne fait rien de linéaire. Il utilise le slice, l'amortie, des trajectoires différentes pour se sortir d'une conversation qu'il ne parvient pas à gagner »
Jim Courier au sujet des différences de style de jeu entre Jannik Sinner et Carlos Alcaraz
Êtes-vous d'accord avec ceux qui disent qu'on n'a jamais vu, même au sein du Big 3, un tel déploiement de puissance sur sa ligne, en somme que personne n'avait jamais joué à un tel niveau ?
Oui, c'est probablement juste. Les temps changent, le matériel aussi. Enfants, les Sinner, Alcaraz ou Jack Draper ont observé le Big 3 (Federer, Nadal, Djokovic) et modélisé leur jeu dans cette voie-là. Et une fois à taille adulte, un Sinner aidé par sa taille (1,91m), plus grande que celles des gars du Big 3 (1,88 m pour Djokovic, 1,85 m pour Nadal et Federer), se montre capable de frapper la balle aussi fort des deux côtés. De sorte que des joueurs comme Paul ou Taylor Fritz racontent l'impression d'affronter deux coups droits. Il y a toujours eu un côté plus sûr chez les joueurs. Ou un côté où ils ne pouvaient pas vraiment frapper de coups gagnants. Le revers de Novak est le meilleur que j'aie jamais vu mais pas pour frapper des coups gagnants, c'est plutôt une question de précision et de défense. Il peut en frapper, changer de direction, mais c'est son coup droit qui conclut le plus souvent les points. Avec Jannik et Carlos... mon dieu, c'est fou !
Et même si ce type de jeu s'installe au sommet, il y a de la place pour la différence cultivée par Lorenzo Musetti, Alexander Bublik ou Loïs Boisson chez les femmes... Y a-t-il encore de la place pour des jeux moins stéréotypés au plus haut niveau ?
Absolument. Il est très important aujourd'hui d'avoir plusieurs options. Quand on regarde Alcaraz affronter Sinner, il ne fait rien de linéaire. Il utilise le slice, l'amortie, des trajectoires différentes pour se sortir d'une conversation qu'il ne parvient pas à gagner. Parce qu'il ne peut pas remporter la bataille des coups droits et revers explosifs avec Sinner, qui est plus grand que lui (1,83 m pour l'Espagnol) et plus performant en défense grâce à son envergure. Même si Alcaraz est plus rapide que quiconque sur le terrain, il aura toujours du mal à transpercer Sinner en puissance. Il doit donc composer avec lui-même. C'est pourquoi les joueurs auront toujours besoin de variété pour réussir. Je ne sais pas comment le jeu peut encore s'améliorer, mais c'est pourtant toujours le cas.
C'est ce qui maintient intacte votre passion du tennis ? Vous n'avez pas craint qu'elle s'essouffle après la fin de l'ère Federer-Nadal-Djokovic ?
Il y a cinq ans, je crois que j'aurais eu un pincement au coeur en me demandant où allait le tennis, qui allait combler ce vide, le plus grand jamais vu dans le tennis masculin. Et puis ce groupe de jeunes joueurs est arrivé et les inquiétudes se sont très vite dissipées. Avec Jannik et Carlos, on a tout ce qu'on pouvait espérer. Des gars sympas, des styles contrastés et une domination sans partage puisqu'ils auront remporté les six derniers tournois du Grand Chelem à la fin de ce Roland.
« Fonseca ? Je suis fou de son jeu. J'adore tellement le voir jouer. C'est incroyable »
Le troisième élément d'un futur Big 3 peut-il être Joao Fonseca ?
Il est encore trop tôt pour le dire, mais il a le potentiel. Je suis fou de son jeu. J'adore tellement le voir jouer. C'est incroyable. Il a une telle puissance de feu. Il va devoir apprendre à gérer la pression, car il est déjà en train de devenir une star mondiale. Le public brésilien le suit partout désormais. La période qui arrive est importante pour voir comment il évolue, car il va devoir continuer à travailler son physique et gagner en vitesse et en force. Mais il n'a que 18 ans, il va le faire et, dans deux ans, on discutera de son parcours et des échelons qu'il aura gravis. Je serais très surpris s'il n'était pas dans le top 10 d'ici là. Pour moi, il a un potentiel de top 5 (il est actuellement 65e).
Pensez-vous que la génération des Zverev-Tsitsipas-Rublev, dans laquelle on peut inclure Medvedev même s'il a remporté l'US Open 2021, aura du mal à gagner en Grand Chelem ?
C'est comme si ces quatre-là étaient en pleine ascension dans une entreprise, pensant que leur tour viendrait pour prendre la place du PDG et que tout à coup quelqu'un de super talentueux débarque d'un autre service et les devance pour diriger la boîte. Cela ne veut pas dire qu'ils ne peuvent pas y arriver, on a bien vu Stanislas Wawrinka remporter trois Majeurs dans l'ère la plus compliquée de l'histoire, et ce après ses 28 ans, quand Magnus Norman est arrivé dans son monde et a changé sa carrière. Il est donc encore possible qu'ils en gagnent un mais de là à dominer, je ne pense pas que cela arrivera.
Quel principal défi un joueur de haut niveau doit-il relever aujourd'hui pour atteindre l'excellence ?
Pour atteindre les sommets, il faut vraiment aller au bout de son jeu. On l'a vu de manière très claire par rapport aux différentes générations précédentes. Dans le passé, on voyait rarement des changements techniques de la part des joueurs une fois sur le circuit. Par exemple Alcaraz, Sinner et maintenant Musetti ont repensé complètement leurs gestes de service. L'an dernier, Musetti armait par en dessous, maintenant, il arme sur le côté. Alcaraz a fait l'inverse, pour essayer d'avoir plus de rythme. Les joueurs sont prêts à faire des ajustements, non pas en fin de saison, mais pendant la saison. Ils doivent constamment modifier, peaufiner et améliorer leurs jeux pour progresser. Ces changements pouvaient arriver à certains moments à mon époque, mais pas de manière aussi drastique que ce que nous observons actuellement.

Après les récents départs à la retraite de Nadal ou Richard Gasquet, d'autres vont suivre inéluctablement, comme ceux de Gaël Monfils, Wawrinka ou Djokovic... Mais ils ont tous entre 38 et 40 ans alors que vous avez arrêté 30. Auriez-vous imaginé jouer dix ans de plus sur le circuit ?
À part Jimmy Connors (il a arrêté à 43 ans), il n'y a pas eu beaucoup d'exemples de joueurs ayant joué aussi longtemps à mon époque, c'était donc assez normal de prendre sa retraite au début de la trentaine. Compte tenu du contexte actuel, des méthodes d'entraînement modernes et de toutes les avancées scientifiques dans le sport qui permettent aux joueurs de récupérer plus vite, je trouve incroyable que ces joueurs soient capables non seulement de jouer à cet âge, mais aussi de conserver un niveau proche de leur apogée. Djokovic dit qu'il ne bouge pas aussi bien qu'avant, mais son sens de l'anticipation est tellement aiguisé qu'il parvient à le cacher. Je trouve ça passionnant à observer, tout comme la façon dont Federer planifiait ses saisons. Si nous avions voulu jouer plus longtemps à mon époque, nous aurions allégé nos calendriers, participé à moins de tournois ou d'exhibitions. Mais les revenus des joueurs actuels leur permettent de ne pas avoir à courir après les gains, comme nous sentions devoir le faire. »