Yvonne Odom, la grand-mère de Coco Gauff, a été la première élève noire à avoir intégré le lycée blanc de Seacrest en Floride. (P. Lahalle/L'Équipe)

« Coco, j'ai été célèbre avant toi ! » : chez les Gauff, c'est la grand-mère la star

Yvonne Odom, la grand-mère de Coco Gauff, a été la première élève noire à avoir intégré le lycée blanc de Seacrest en Floride. (P. Lahalle/L'Équipe)

« Coco, j'ai été célèbre avant toi ! » : chez les Gauff, c'est la grand-mère la star

Yvonne Odom, la grand-mère de Coco Gauff, a été la première élève noire à avoir intégré le lycée blanc de Seacrest en Floride. (P. Lahalle/L'Équipe)

Citoyenne engagée, l'Américaine Coco Gauff s'inspire énormément de sa grand-mère, Yvonne Odom, première élève noire à avoir intégré le lycée blanc de Seacrest High, en Floride, en 1961, alors que la ségrégation raciale était encore en vigueur aux États-Unis.

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Seuls le vrombissement du moteur et le sifflement des plaquettes de frein empêchaient le silence de s'installer dans la Buick LaSalle bleu ciel. Au volant, ce 25 septembre 1961, le révérend Ralph Lee avait le visage fermé et les mâchoires serrées. Sur la place voisine, sa fille aînée Yvonne, habillée d'un chemisier blanc et d'une jupe rétro caniche typique des années 1950, observait le paysage défiler à travers la fenêtre, sur la route qui reliait Boynton Beach, où ils habitaient, et Delray Beach, en Floride.

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Le regard maussade de l'adolescente de 15 ans trahissait son vague à l'âme. Son père, qui officiait à l'église baptiste missionnaire de Saint-Jean, ne lui avait pas laissé le choix que de quitter soudainement le lycée de Carver pour intégrer celui de Seacrest, alors que l'année scolaire avait déjà démarré. « Je n'avais pas envie d'y aller, j'étais populaire à Carver, mais je ne voyais pas ça comme un truc incroyable. Je n'ai réalisé que longtemps après le symbole que je représentais. À l'époque, j'étais juste une gamine qui allait au lycée », sourit soixante-quatre ans plus tard Yvonne Lee, devenue Yvonne Odom après son mariage, et mamie de la star du tennis américain Coco Gauff, qui connaît l'histoire par coeur. « Ma grand-mère a été la première élève noire à intégrer le lycée blanc de Seacrest et elle a été directement confrontée à la ségrégation raciale, récite la numéro 2 mondiale. Elle a été une grande source d'inspiration pour moi. »

A la Une du journal local à six ans

Si la gagnante de l'US Open 2023, qui vient de remporter son deuxième Grand Chelem à Roland-Garros, est depuis des années une citoyenne engagée, qui n'hésite pas à prendre des positions politiques tranchées sur le droit à l'avortement ou le port des armes aux États-Unis, ni à prononcer un discours public en plein mouvement « Black Lives Matter », c'est parce que la mère de sa mère ne lui a rien caché de son expérience. « Pour lui faire comprendre une chose indispensable : la persévérance. »

Celle dont elle a fait preuve dès son arrivée à Seacrest, six et sept ans après deux arrêts de la Cour suprême des États-Unis déclarant la ségrégation raciale inconstitutionnelle dans les écoles publiques. « Le Comté de Palm Beach voulait recruter un élève noir pour aller à Seacrest, recontextualise-t-elle. Ils cherchaient quelqu'un qui, selon eux, s'intégrerait bien. C'est là qu'ils ont contacté mon père. » L'éloquente, athlétique et charismatique Yvonne était toute désignée.

Ce qu'elle ne savait pas, ce jour-là, dans la Buick LaSalle, c'est que son paternel, prudent, avait installé des protections dans le véhicule par mesure de sécurité. Et si le conseil d'éducation scolaire l'avait convoquée dans son nouveau lycée à 10 heures, c'était pour qu'elle n'arrive pas en même temps que tous les autres élèves. Quelques mois plus tôt, le 14 novembre 1960, Ruby Bridges, première écolière noire du pays à intégrer un établissement réservé aux blancs, l'école William Frantz à la Nouvelle-Orléans, en Louisiane, avait dû être escortée par des agents fédéraux pour la protéger de la haine d'une foule en colère qui crachait en coeur « non à la déségrégation ».

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Elle avait six ans. « J'ai également appris plus tard que la police avait bloqué les routes pour que les journalistes n'y aient pas accès », se remémore Odom. Le photographe Gary Gooder parvint malgré tout à immortaliser le moment où elle monta les quelques marches menant au parvis du lycée. Trois jours plus tard, le cliché apparut en une du Delray Beach News Journal, un hebdo local, accompagné du titre : « Negro student integrated quietly at Seacrest High » ( « Une élève nègre intègre discrètement le lycée de Seacrest »).

La une du Delray Beach News Journal
La une du Delray Beach News Journal

Au début des années 1960, Delray Beach, ville rurale du sud de la Floride, était divisée par la ségrégation raciale. À l'est de Swinton Avenue, les Afro-Américains n'avaient pas droit de cité : sauf s'ils travaillaient pour une famille blanche, ils pouvaient y être arrêtés par la police. La communauté noire, qui représentait environ 40 % de la population locale, était regroupée entre Frog Alley, New Town et The Sands, des quartiers miséreux où les trous habillaient les routes et les services publics étaient inexistants. Noirs et blancs avaient chacun leurs fontaines à eau, leurs toilettes et leurs plages, les secondes en meilleur état que les premières. La plupart des hôtels et des restaurants étaient interdits aux noirs qui n'avaient pas non plus accès aux ambulances.

« Quand on allait voir mon grand-père à Fort Lauderdale, eh bien, on ne pouvait même pas s'arrêter aux toilettes sur le chemin, tout était réservé aux blancs. »

Yvonne Odom, la grand-mère de Coco Gauff

En cas d'urgence, ils étaient transportés par... le corbillard d'un funérarium. Au lycée noir de Carver, les élèves utilisaient des manuels scolaires usagés, tamponnés « Seacrest High School » qui refourguait ses restes. Et au nord de la ville, à Lake Ida Road, une frontière physique séparait les deux communautés, un mur érigé par un promoteur immobilier qui construisait des maisons pour les blancs sur une ancienne ferme. « Quand on allait voir mon grand-père à Fort Lauderdale depuis Daytona, eh bien, on ne pouvait même pas s'arrêter aux toilettes sur le chemin, tout était réservé aux blancs, raconte Odom. Mais on n'en faisait pas tout un fromage : c'était comme ça ! »

Privée de cours d'éducation physique et de l'équipe des cheerleaders

C'est dans cet état d'esprit, en refusant de s'apitoyer sur un sort pourtant particulièrement injuste et violent, qu'Yvonne démarra sa scolarité à Seacrest. Elle fut accueillie par le proviseur qui redoutait des interactions musclées avec certains de ses camarades et lui proposa d'utiliser les toilettes des employés. « J'irai dans les mêmes toilettes que tout le monde », coupa l'adolescente, qui noua vite des amitiés avec « le concierge, les femmes de ménage et les personnes de la cafétéria... Parce qu'ils me ressemblaient. C'étaient eux, mes potes ! » Les autres, régulièrement, la dévisageaient ou l'insultaient. « Oui, on m'a appelée par le « n-word », admet-elle, en référence à « nigger » qui signifie « nègre », mot particulièrement connoté et tabou aux États-Unis. Il y avait du racisme, mais je n'ai jamais laissé ça me déstabiliser. »

Quand la porte était fermée, Yvonne passait par la fenêtre. Sans crainte. « Je ne me souviens pas avoir eu peur parce que je pense que j'avais ce qu'il fallait quand j'ai pénétré dans ce lycée la première fois : avoir la certitude de réussir, affirme-t-elle. Tu ne veux pas de moi dans ce lycée ? Je m'en fous ! » D'abord privée de cours d'éducation physique pour sa « sécurité », elle réussit à convaincre la conseillère d'orientation de l'inscrire au second semestre. « Je me disais : si je dois intégrer ce lycée, alors je vais vraiment le faire. Donc je participais à tout. Vraiment à tout. » Avec son petit-ami de Carver, qui deviendra son mari, ils assistaient ensemble aux compétitions sportives des noirs et des blancs.

« Et on allait aux deux bals de promo ! » Elle fut même candidate pour être la déléguée des élèves du lycée. « J'ai gagné la primaire, pas l'élection générale. » Un échec parmi d'autres, comme sa tentative d'intégrer l'équipe de cheerleaders. « Les autres lycées ne sont pas prêts pour ça », lui indiqua sa prof d'EPS, comme une fin de non-recevoir. « J'aurais été amenée à aller dans des régions et des villes plus à l'ouest, vraiment hostiles, où la ségrégation était encore plus forte. Je l'ai accepté », explique celle qui avait en revanche réussi à faire partie de l'équipe de basket-ball. Cela provoqua son lot de remous. « Quelques incidents », confirme-t-elle d'un haussement d'épaules.

Yvonne Odom, en haut à droite, et son équipe de basket à Seacrest.
Yvonne Odom, en haut à droite, et son équipe de basket à Seacrest.

Un jour, après un match sur le parquet des rivales de Lake Worth, Yvonne rentra en voiture avec trois coéquipières blanches. En chemin, elles s'arrêtèrent dans une brasserie. La serveuse accepta de prendre la commande de ses camarades, pas la sienne. Appelé à la rescousse, le manager du restaurant lui lança : « Je serais heureux de vous servir là-bas, à la fenêtre des commandes à emporter. » « Les trois filles ont pleuré, pas moi, se souvient-elle. Je leur ai juste demandé de me ramener chez moi. J'avais fait face à ça toute ma vie, ce n'était qu'une fois de plus pour moi, ça ne me faisait plus rien. »

Et quand ses professeurs la sous-notaient, elle ne se démontait pas. « Je ne laissais jamais passer : je les interrogeais pour comprendre la note. Ils trouvaient toujours une justification plus ou moins obscure... Je ne remettais pas en cause l'autorité, je la questionnais. J'avais le sentiment que les choses ne changeraient jamais sinon. »

« Quand je suis arrivée à Seacrest, j'ai eu une prise de conscience : "Punaise, mais je suis carrément plus intelligente que la plupart d'entre eux !" J'ai compris que je pouvais montrer aux blancs que, nous, les noirs, étions tout autant capables qu'eux. »

Yvonne Odom, grand-mère de Coco Gauff

Plutôt que de l'écraser, l'injustice nourrissait sa détermination à faire, à son échelle, évoluer la société. « Aux États-Unis, la pensée générale, c'était que les noirs étaient incapables de faire certaines choses, pose-t-elle. Quand je suis arrivée à Seacrest, j'ai eu une prise de conscience : "Punaise, mais je suis carrément plus intelligente que la plupart d'entre eux !" J'ai compris que je pouvais montrer aux blancs que, nous, les noirs, étions tout autant capables qu'eux. Aussi intelligents et aussi athlétiques. Mes trois années à Seacrest ont aidé à rompre avec ces croyances sur les Afro-Américains aux États-Unis. » En 1964, alors que la ségrégation raciale aux États-Unis vivait, au niveau de la loi, ses dernières heures, Yvonne Lee obtint son diplôme, tout comme quatre autres élèves noirs qui avaient à leur tour intégré Seacrest.

Coco Gauff et ses deux grands-parents. (X)
Coco Gauff et ses deux grands-parents. (X)

« Aujourd'hui encore, beaucoup n'acceptent toujours pas cette phrase de Martin Luther King : "Jugez-moi sur le fond de ma personnalité, pas sur la couleur de ma peau." Mais je n'aurais jamais imaginé voir un noir élu président des États-Unis (Barack Obama élu en 2008 puis réélu en 2012), chuchote-t-elle, émue. On progresse et on se rapproche de là où on devrait être. » Pas suffisamment selon Coco Gauff. « Avec tout ce qu'elle a vécu et traversé à l'époque, ça fait chier qu'on en soit toujours à se battre pour les mêmes choses autant d'années plus tard, soupire la joueuse de 21 ans. Mon souhait, c'est que chaque génération permette de faire bouger les lignes jusqu'à ce que ça n'existe plus. Même si ça ne sera probablement pas le cas de mon vivant. »

Enseignante à Delray Beach pendant 45 ans, Yvonne Odom vit toujours en Floride où elle s'occupe beaucoup de ses petits-enfants pour que sa fille et mère de Coco, Candi, puisse suivre la championne partout à travers le monde en tournois. « Avant, Coco était la petite-fille de madame Odom, maintenant, je suis la grand-mère de Coco Gauff, s'amuse sa mamie. Mais je lui rappelle souvent : Coco, j'ai été célèbre avant toi ! »

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L'article sur la grand-mère de Coco Gauff a suscité des réactions élogieuses, saluant le combat pour la justice et l'inspiration des femmes fortes. Les commentaires soulignent l'importance de l'histoire personnelle des joueurs de tennis et rappellent les défis persistants liés au racisme et à l'exclusion.
R
R43122222 Magnifique article !
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2sem
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