Schindellegi, à près de 800 m d'altitude, est un village de carte postale dans le canton suisse de Schwytz. Martina Hingis (44 ans) s'y est posée avec sa fille Lia (6 ans). L'hiver, elle lui apprend à skier. Dès le printemps, les vélos sont de sortie. Mais le tennis est toujours là.
Quand on la rencontre en mai, avant de la rappeler jeudi pour parler du parcours de Loïs Boisson, elle prépare d'ailleurs une exhibition en marge du tournoi de Genève avec Ana Ivanovic, Jo-Wilfried Tsonga et Henri Leconte. Au TC Ried, le club familial, elle s'entraîne comme depuis 23 ans sous les ordres de sa mère, Mélanie Molitor, qui vit près d'elle avec Mario, son compagnon. Des photos aux murs rappellent le passé à la fin du siècle dernier lorsqu'elle archi-dominait le circuit.
« Le 1er avril 1997, vous êtes numéro 1 mondiale à 16 ans, 6 mois et 1 jour, et vous êtes à la Une de L'Équipe...
(En voyant la photo) Je m'en souviens. J'étais aux États-Unis. Forcément, c'est un grand souvenir et aussi un grand départ (elle restera 209 semaines à cette place). Je venais de gagner à Miami contre Monica (Seles), mais j'aurais été numéro 1 même sans remporter cette finale. Je restais sur cinq tournois victorieux de suite, une série entamée en Australie. Cette place de numéro 1 était méritée.

Cette place a-t-elle changé votre vie ?
Pas vraiment. J'étais dans un tunnel de victoires. C'était donc un peu... normal. Je travaillais dur pour gagner des tournois et arriver au plus haut. C'était construit avec ma mère. On a joué et gagné, gagné, gagné ! C'était le moment, même si j'étais très jeune.
« Les petites victoires, c'est apprendre à gagner, être convaincue qu'on a une chance d'être au top. On voit que le travail paie, on se prend au jeu de la gagne »
Comment l'avez-vous fêtée ?
Juste avec un gâteau ! Je voulais enchaîner. Je jouais déjà le lendemain pour gagner (en 1997, elle comptera 93,4 % de victoires, 71 succès pour 5 défaites).
Pensiez-vous vivre une telle carrière derrière ?
J'avais ces rêves d'être là, un jour ! Et mes rêves ont été des étapes. Des plus petites aux plus grandes : les Petits As, des Grands Chelems en juniors (à Paris en 1993 et 1994, à Wimbledon en 1994), en double (à Wimbledon en 1996), être professionnelle. Les petites victoires, c'est apprendre à gagner, être convaincue qu'on a une chance d'être au top. On voit que le travail paie, on se prend au jeu de la gagne. Ça devient mental.

Les Petits As en 1991 sont votre premier contact avec la France...
Et même avec l'étranger. J'avais des frissons. (Elle souffle.) C'était la première fois avec des grands de 14 ans. J'en avais 10. Je me souviens d'une Française bien plus grande que moi en quarts de finale, Anne Pastor.
Vous vous en souvenez ?
Je me souviens de beaucoup d'adversaires, de leur jeu. Mais j'avais eu un regret. (Elle se marre.) L'année d'après, pour ma seconde victoire, j'aurais aimé que Tommy (Haas) l'emporte chez les garçons ! Tu dansais avec le vainqueur pour l'ouverture du petit bal... Ou de la boum, plutôt ! Mais le Français Olivier Mutis avait gagné. Il n'y a pas longtemps, Tommy m'a envoyé une photo sur Instagram. Après les Petits As, nous avions remporté un tournoi à Gênes et gagné une petite moto. Il venait de retrouver une photo de nous deux dessus !
Aviez-vous déjà des copines françaises ?
Je ne parlais pas français. Je suis devenue amie plus tard avec Mary (Pierce). J'ai également aimé jouer avec Nathalie (Tauziat). On est devenues proches et on a remporté des beaux tournois. Il y a eu également Julie Halard et Sandrine Testud.
À Roland-Garros, en 1997, vous perdez contre Iva Majoli en finale (6-4, 6-2) et ratez le Grand Chelem...
Je n'avais pas pu jouer les cinq semaines précédentes. J'étais tombée de cheval, j'avais une grosse blessure au genou. J'étais au bout contre Iva, après avoir beaucoup donné en quarts contre Arantxa Sanchez puis Monica Seles en demies. Être là était déjà une belle victoire. J'aurais pu sortir dès le deuxième tour contre (Gloria) Pizzichini... Iva était le match de trop. Mais derrière, je n'ai pas lâché pour aller chercher Wimbledon contre (Jana) Novotna et surtout l'US Open contre Venus (Williams). C'était quelque chose contre elle aux États-Unis...
« Je veux donner à ma fille ces possibilités, comme ma mère l'a fait avec moi. Une de ses passions deviendra peut-être un job. Comme moi avec le tennis »
Faire du cheval en début de carrière était un risque.
Tomber, ça peut arriver. J'ai découvert le cheval à 11 ans lors de vacances en Italie, et ça m'a beaucoup aidée dans ma carrière. Il m'a donné de la liberté, je me vidais la tête. Même en tournoi, je faisais de belles balades partout dans le monde. J'adorais aller aussi en Australie pour ça. Les grands espaces à trente minutes des grandes villes ! Et ça m'a plutôt bien réussi là-bas (vainqueure en 1997, 1998, 1999). Après, faire le Grand Chelem aurait été une chance. Mais c'est difficile à réaliser, même encore maintenant. Alors entre 16 et 17 ans...
Le tennis vous a aussi permis d'avoir votre propre ranch en Suisse ?
Non, une petite écurie, avec six box. Mais je n'ai plus qu'un cheval aujourd'hui, Ragana. Je l'ai depuis 16 ans. Elle en a 23. Je vais me balader avec elle et Lia. Car je veux passer le maximum de temps avec ma fille, lui faire connaître des sports. On fait du ski. J'adore cette liberté dans la montagne. J'en faisais déjà pendant ma carrière, c'était également essentiel pour m'aérer la tête. Je veux donner à ma fille ces possibilités, comme ma mère l'a fait avec moi. Une de ses passions deviendra peut-être un job. Comme moi avec le tennis.

Comment s'articule votre vie autour du tennis aujourd'hui ?
Je fais des exhibitions et je m'entraîne encore pour ça. Je voyage aussi pour Lux Tennis (un réseau de coaches privés de haut niveau). J'interviens pour mes sponsors. Je fais des conventions. Mais, le plus important, je suis une mère. J'entraîne Lia deux fois par semaine, parfois trois. On s'occupe d'un groupe de cinq enfants avec ma mère.
Elle vous a entraînée depuis vos débuts et semble toujours aussi passionnée à 68 ans...
Elle a toujours cette passion profonde. Et surtout la grande expérience de travailler avec des enfants, plus toute sa patience. Moi, j'ai encore besoin d'apprendre les basiques. Entraîner au top niveau avec des pros m'était plus facile. Alors je suis toujours très reconnaissante envers ma mère. Elle, c'est une coach née !
Vous avez coaché notamment Anastasia Pavlyuchenkova en 2013. Pourriez-vous reprendre ?
Je n'en ai pas le temps pour l'instant. J'aime encore donner quelques conseils. Mais j'appelle souvent ma mère, même pour des groupes amateurs pour Lux Tennis. Elle a quarante ans d'expertise. On parle beaucoup de tennis, de son évolution. J'ai été aussi consultante pour la télé suisse à Roland-Garros, l'an dernier. Je n'y suis pas cette année. Lia a école.
Comment percevez-vous l'évolution du tennis féminin ?
Elle ne me correspond pas toujours. Il y a de plus en plus de force. Le physique monte encore en puissance pour prendre le dessus sur l'intelligence de jeu. À mon époque, il y avait déjà Mary (Pierce), les soeurs Williams ou Lindsay (Davenport). Mais le top 10 était plus stable avec aussi de la variété dans le jeu. Aujourd'hui, c'est de plus en plus roller coasters (les montagnes russes) à part (Aryna) Sabalenka, (Iga) Swiatek et Coco (Gauff).
« Avant, on avait plus de mental, on était plus orgueilleuses et fières de gagner. On n'a pas souvent perdu au premier ou au deuxième tours »
Comment l'expliquez-vous ?
Avant, on avait plus de mental, on était plus orgueilleuses et fières de gagner. On n'a pas souvent perdu au premier ou au deuxième tours. Les joueuses sont aujourd'hui beaucoup moins dans la stratégie, la construction des points, la façon d'aborder un match, une adversaire.
Laquelle vous ressemblerait le plus actuellement ?
J'aime bien (Mirra) Andreeva (éliminée par Loïs Boisson en quarts de finale). Elle souhaitait qu'on collabore, mais quinze semaines dans l'année, c'était un peu trop. Conchita (Martinez) l'a bien prise en main. Elle a dit que j'étais son idole. On verra, mais je pense qu'elle peut aller gagner un Grand Chelem.

Que pensez-vous de la révélation française Loïs Boisson ?
C'est magnifique ! J'ai revu son début de match face à Mirra. On sent qu'elle possède un gros mental, qui explique aussi son retour de blessure. Physique, elle tient bien le court. Son jeu est fait pour la terre battue. Elle n'a pas peur de rentrer dans les longs échanges. Elle sert aussi très bien avec toute sa puissance. C'est régulièrement au-dessus de 190 km/heure. Elle a un kick extérieur impressionnant. Elle sait également profiter du public. Ça fait la différence à Roland. (Elle rit.) Je sais ce que c'est de jouer là-bas contre une Française ! 361e mondiale et en arriver là, c'est exceptionnel ! Elle justifie complètement sa wild-card. Elle a quand même 22 ans. On se demande ce qu'elle a fait jusqu'à présent. Mais elle fait vraiment du bien au tennis français. Surtout à Roland.
En 2013, pour votre deuxième retour, vous vous êtes concentrée sur le double. Pourquoi ?
C'était un bonus. J'ai toujours aimé l'esprit d'équipe, l'un pour l'autre, même avec l'équipe de Suisse. J'y prenais du plaisir. Je n'ai jamais trop perdu en Fed Cup ou en Hopman Cup. J'avais des responsabilités. Je voulais encore plus gagner pour l'équipe que pour moi. La médaille d'argent en 2016 aux JO de Rio avec Timea (Bacsinszky), juste avant que j'arrête, prouve mon état d'esprit. J'avais déjà disputé ceux d'Atlanta en... 1996. À 15 ans !
« A Filderstadt, en Allemagne, je gagne une Porsche, le premier modèle Boxster. Mais je n'ai pas le permis. C'est ma mère qui l'a conduite »
Quelle est votre plus belle victoire en simple ?
On ne peut pas dissocier. J'ai gagné, jeune, des tournois régionaux en Suisse, qui ont compté pour moi. Les Petits As, c'était comme le Championnat du monde des jeunes. Pour mon premier titre en pro à Filderstadt, en Allemagne, je gagne une Porsche, le premier modèle Boxster. Mais je n'ai pas le permis. C'est ma mère qui l'a conduite ! Et j'ai reçu plein d'appels pour me la racheter deux fois plus cher. J'en ai regagné trois après. Ce tournoi était l'un de mes favoris avec Tokyo que j'ai remporté cinq fois. Toutes ces étapes ont construit ma carrière. Mais je ne peux pas dire que l'une est plus importante qu'une autre à part, peut-être, l'Australie. J'étais toujours dans la victoire d'après.
Alors lesquelles vous ont donné le plus d'émotions ?
Peut-être quand j'ai battu les deux Williams coup sur coup à l'Open d'Australie (Serena en quarts et Venus en demies, en 2001). (Elle rit.) C'était un bon moment ! Même si j'ai perdu en finale après contre Jennifer (Capriati).

Lia vous interroge-t-elle sur votre carrière ?
À Wimbledon, elle se demandait pourquoi autant de monde m'arrêtait pour des photos. Là, elle m'a demandé pourquoi on faisait cette interview ! Elle commence à se rendre compte. Elle voit des photos. Elle sait que j'ai été la meilleure joueuse du monde. Elle a aimé Wimbledon. Surtout les fraises à la crème ! Elle croit que la vie de joueuse de tennis est comme ça, avec des grands parcs aussi pour s'amuser comme à Londres.
Avez-vous gardé tous vos trophées ?
J'ai souvent déménagé, ils sont un peu partout. (Elle sourit.) L'US Open est sous l'escalier ! Il y en a encore dans des cartons. Et je ne suis pas trop "souvenirs". C'est aujourd'hui qui compte. Je veux le meilleur pour ma fille. »