Un vigile le tient comme un bébé. Il hurle, étouffé par ces bras trop nombreux, ces mains qui lui ébouriffent les cheveux. IShowSpeed vient d'être évacué d'une boutique de souvenirs en plein centre d'Oslo, en Norvège. Il y a fait quelques emplettes : un maillot de foot floqué « Speed », comme l'appellent ces fans, un casque de Viking doré et un bouclier miniature en plastique.
Peut-être pensait-il, à tort, flâner incognito en plein Euro 2024, loin d'imaginer que les mèches de cheveux qu'on lui a arrachés ce jour-là seront vendues à plus de 1 500 dollars sur eBay ; loin des États-Unis où il est déjà, à 19 ans, une figure incontournable du streaming, un curieux personnage qui exagère tout : ses gestes, ses réactions, ses défis.
Darren Jason Watkins JR, de son vrai nom, se plaît à aboyer - littéralement - dans ses directs, tente le record du monde de saltos arrière en 24 heures, saute par-dessus des voitures de course lancées à pleine vitesse. Une lubie terminée, il en invente une autre, plus extrême encore. Aussi mardi dernier a-t-il annoncé son souhait de courir le 100 m des Jeux Olympiques de Los Angeles, en 2028. Coup de com' ou coup du siècle ? « En tout cas, c'est un caprice, et ce caprice, il va le pousser au maximum, assure Nicolas Poirel, journaliste spécialisé dans le gaming. Car la disproportion, c'est sa marque de fabrique. »
Ça ne l'a pas toujours été, pourtant. C'est en avril 2020, en plein confinement, que Darren se lance sérieusement sur Twitch. Si l'on échouait sur ses directs, il était fort probable d'être un des seuls - si ce n'est le seul - spectateur d'un gamin de 15 ans qui tue son ennui en jouant à FIFA ou NBA 2K. Rien de quoi ameuter les foules.
Tout explose en 2021 quand le natif de Cincinnati, dans l'Ohio, développe la surenchère, la politique du toujours trop qui fera sa différence. « Il a vraiment tiré son épingle du jeu grâce à ses réactions démesurées, explique Poirel. Pour très peu de personnes, sauter sur son bureau est une bonne idée, et pourtant, c'est grâce à ça qu'il a explosé. C'est de l'absurde total, mais qui fonctionne. »
Banni de la plateforme Twitch
À défaut de comprendre ses crises de rage, tout le monde regarde, donc. Mais en s'extirpant des codes sociétaux, IShowSpeed flirte avec les limites de l'acceptable. Jusqu'à franchir un palier de trop. Début 2022, le youtubeur aux 33 millions d'abonnés est banni de la plateforme Twitch pour une séquence en direct avec l'influenceuse Ash Kaashh. À la question : « Si on est les deux dernières personnes sur Terre, et qu'on doit se reproduire, tu dirais oui ? », la jeune femme répond non. Il l'insulte, « qui va m'arrêter ? ». Rebelote en avril, alors qu'il joue à Valorant en live, Speed perd le contrôle et lâche à une joueuse : « Va faire la vaisselle de ton mari ! ». Cet accès de misogynie lui coûte son partenariat avec Sky Sports, qui retransmettait ses vidéos sur ses réseaux sociaux.
Pour assurer sa survie dans un univers ultra-concurrentiel, IShowSpeed se diversifie. « Il savait très bien que le gaming seul lui fermerait des portes », expose Poirel. Il délaisse sa casquette de joueur, fait des live IRL (« in real life », « dans la vraie vie » en VF), s'engage dans des défis aussi fous qu'irrationnels et convie sur ses différentes plateformes l'élite sportive du pays.
Mais son personnage, lui, ne change jamais. Que l'invité s'appelle Patrick Mahomes, le quarterback vedette des Kansas City Chiefs, ou Cole Caufield, le joueur de hockey des Canadiens de Montréal, c'est toujours Darren Watkins - ses grands yeux malicieux et son large sourire - qui reste seul maître à bord. Il gesticule, occupe tout l'espace et utilise sa voix haut perchée à outrance ; ses invités n'ont plus qu'à servir de spectateurs à son extravagance. « C'est essentiel qu'il développe ce personnage, assure Emmanuelle Patry, fondatrice du Social Media Lab, un organisme spécialisé en marketing et réseaux sociaux. S'agit-il de sa véritable personnalité ? Selon les créateurs, le décalage est plus ou moins grand entre la vraie vie et les vidéos. Mais il y a toujours une part de mise en scène. »
« J'ai eu le coup de foudre pour Cristiano Ronaldo »
IShowSpeed
Et dans ce rôle qu'il s'est taillé, Cristiano Ronaldo occupe une place de choix. À chaque apparition publique, IShowSpeed entonne le célèbre « Siu » du Portugais qui devient, pour lui aussi, sa signature. Sur le tapis rouge du Ballon d'Or fin octobre, il l'a encore mimé, fidèle à cette idolâtrie qu'il exhibe avec fierté. Speed va jusqu'à dédier à Ronaldo une chanson éponyme en juin 2022, visionnée 36 millions de fois.
Ces hommages à répétition mènent au climax du récit de fan qu'IShowSpeed construit et que sa communauté attend : la rencontre. La première est factice, fin 2022, dans une vidéo promotionnelle pour une arnaque à la cryptomonnaie, où il croise un soi-disant sosie de l'ex-joueur du Real Madrid. La deuxième, la vraie cette fois, se déroule quelques mois plus tard sous un tunnel du stade de la Luz de Benfica, après une rencontre entre la Seleçao et la Bosnie-Herzégovine. IShowSpeed frôlera la crise de panique avant de se prosterner devant Ronaldo comme s'il avait vu une entité divine. « Peu importe qui vous soyez, homme, femme ou animal. Quand vous le regardez, vous ressentez une présence. J'ai eu le coup de foudre », confiera le streamer sur la chaîne YouTube de Rio Ferdinand pour justifier l'origine du culte qu'il voue à CR7.
Le monde du sport lui tend les bras, l'accueille aux rencontres de l'Euro 2024 et, dès janvier, au Qatar, pour un match caritatif où il partage le terrain avec Didier Drogba - à qui il lance, en amoureux du buzz, « Êtes-vous le père de Paul Pogba ? » -, Claude Makelele, Roberto Carlos et Kaka.
Quand IShowSpeed défie Noah Lyles
Entre-temps, IShowSpeed livre quelques performances sportives qui font mouche. Fin avril, il débarque à Detroit, à la draft NFL. Pas pour signer un contrat, mais pour s'essayer au sprint de 40 yards (environ 36,5 m), l'exercice phare des recrues en football américain. Le streamer boucle un (très) solide chrono de 4,44 secondes qui l'aurait placé parmi les trente athlètes les plus rapides de la dernière édition, sur plusieurs centaines au total.
C'est surtout son duel sur 50 m contre le champion olympique du 100 m Noah Lyles, début novembre, dans le cadre d'un pari à 100 000 dollars, qui a enflammé les réseaux sociaux. Speed part vite, très vite même, et l'écart sur la ligne entre les deux Américains n'est pas aussi grand qu'escompté. « En vitesse pure, je suis plus rapide que toi », lâche même Speed dans la vidéo. Vraiment ? « Lyles court à un moment où il n'est pas au top de sa forme et ne veut pas se blesser, tempère Laurent Meuwly, le coach suisse de Femke Bol. Mais IShowSpeed est très dynamique, a un très bon rapport poids puissance et des qualités explosives incroyables qui l'aident dans la courte distance. »
Une participation aux Jeux reste « hors de portée » pour Dimitri Demonière, entraîneur à l'Insep, qui tient à rappeler : « Il faut non seulement courir sous les 9,90 secondes, mais aussi surmonter la redoutable concurrence américaine, où seuls les trois meilleurs sont sélectionnés lors des trials. Avec des stars comme Noah Lyles ou Fred Kerley (champion du monde 2022 à Eugene) au sommet, le niveau est si élevé qu'un novice comme IShowSpeed rêve plus qu'il ne vise une réalité. » Il n'y aura sans doute pas de course à l'Olympe pour lui, mais encore et toujours un sprint vers le spectaculaire, quitte à se cramer avant la ligne.
