Une héroïne très actuelle. Cent cinquante ans après sa naissance, Marie Marvingt ne cesse d'être célébrée. Même la Ligue 2 n'y échappera pas : de retour en Deuxième Division en août, Le Mans FC joue en effet dans un stade qui porte son nom depuis 2022. Dans les librairies, la Nancéienne, morte à 88 ans en 1963, est à l'honneur dans trois nouvelles publications en 2025 : l'Intrépide Marie Marvingt. Pionnière aux mille exploits, de Rosalie Maggio (éd. de l'Université de Lorraine), les Pionnières du ciel, tome 4, d'Alain de Libero (éd. Maïa) et les Ailes de l'audace. Marie Marvingt, les secrets d'une aventurière, de Louise Guillemot (éd. Mame).
« Exploits », « audace », « pionnière », « aventurière », les termes conviennent parfaitement à celle qui, au début du XXe siècle, a en effet accumulé les performances, souvent dans des activités alors réservées aux hommes. Alpiniste, skieuse, première Française à traverser Paris à la nage en 1906, elle réussit la première, hommes et femmes confondus, à réaliser le trajet France-Angleterre en ballon depuis Nancy via la mer du Nord, en 1909. L'année suivante, elle est la troisième Française à obtenir son brevet de pilote d'avion. Propagandiste de l'aviation sanitaire, elle sera encore active pendant la Première Guerre mondiale... Au coeur de son très riche CV, une prouesse sort du lot, reprise partout, des biographies sérieuses à sa fiche Wikipédia : elle aurait disputé le Tour de France 1908. Et pourtant...
La légende telle qu'elle s'écrit
L'histoire est belle. « Elle s'était imposé un entraînement intensif et se sentait prête pour le Tour de France, assure l'écrivaine américaine Rosalie Maggio dans sa biographie. Elle soumit sa candidature qui fut refusée. » La faute, selon elle, au très misogyne Henri Desgrange, créateur du Tour et directeur de l'Auto, l'ancêtre de L'Équipe (voir ci-dessous). Marvingt aurait malgré tout décidé de courir cette Grande Boucle 1908, en s'élançant de Paris comme les vrais concurrents, le 13 juillet. « Roulant seule derrière le peloton, "Marie casse-cou" commençait chaque étape après les hommes », écrit Maggio qui précise : « Selon certains témoignages, son temps lui aurait permis de se classer deuxième cette année-là. »
Au-delà du cas Marvingt, la légende veut que pendant très longtemps, les femmes n'aient pas eu le droit de suivre le Tour, notamment les journalistes. Ce n'est pas exact. Dès 1913, l'écrivaine Colette couvre la dernière étape, pour Le Matin. Dans les années 1930, Paule Hutzler et Titaÿna (Elisabeth Sauvy) font partie des envoyés spéciaux de Paris-Soir. Et après-guerre, plusieurs femmes seront accréditées, par exemple, Marie-Louise Barron, Hélène Parmelin ou Rachel Lefort, pour l'Humanité, dans les années 40-50, avant Jane Renoux dans les années 80, puis Marlyse Schaeffer pour France-Soir, Huguette Debaisieux, pour le Figaro ou Odile Grand pour l'Aurore. Pour L'Équipe, il faudra attendre... 1992, avec Dominique Issartel. Près de 80 ans après Colette. V. H.
Dans son ouvrage - un roman avec des « éléments inventés » mais inspiré de « sources historiques » -, Louise Guillemot, elle, choisit de faire partir la coureuse clandestine avant le peloton. Avant de rejoindre Paris le 9 août, le même jour que le vainqueur, Lucien Petit-Breton, et les 35 autres rescapés (sur 110 partants). Un exploit qu'on retrouve dans d'autres livres, comme la Fiancée du danger, de Michèle Kahn (éd. Le passage, 2020) ou Histoires insolites du Tour de France, de Sylvain Letouzé (City Éd., 2019). Mais également dans une multitude d'articles ou d'émissions consacrés à la sportive lorraine. Ouest-France, le Figaro, le Point, France Inter, RMC, Europe 1, France 24... tout le monde raconte l'histoire de « la seule femme à avoir couru le Tour de France avec les hommes » (le Figaro). Un pendant français à Alfonsina Strada, coureuse italienne qui a disputé le Giro, en 1924.

Pourquoi même ses biographes doutent
« Toutes les épreuves dans lesquelles elle s'est engagée symbolisent l'émancipation féminine, indique Françoise Baron, enseignante en Staps (science et technique des activités physiques et sportives) à l'université de Lorraine. À l'époque, la bicyclette, pour les femmes, était aussi un symbole de liberté. » L'agrégée d'EPS lui a consacré un livre en 2013, Marie Marvingt. À l'aventure du sport (éd. L'Harmattan). Avec certaines découvertes ou plutôt non-découvertes. « Sur le Tour de France, j'ai cherché. Et je n'ai pas trouvé de preuves. Qu'elle ait demandé à y participer, elle en était capable, elle n'avait peur de rien. Ce qui m'interpelle, c'est que, autant j'ai pu trouver des choses sur toutes ses autres activités, là, dans les journaux, il n'y a rien, même pas d'articles critiques. »
« On ne trouve aucune trace directe de cette participation au Tour, ni même de sa demande à Desgrange, confirme de son côté Barbara Schmidt, traductrice, avec Céline Sabiron, du livre de Rosalie Maggio. Je ne dis pas que ce n'est pas vrai, mais on n'en a pas la preuve. » Schmidt et Sabiron, enseignantes d'anglais à l'université de Lorraine, ont dirigé un long travail de traduction pour vérifier et sourcer autant que possible les affirmations de l'autrice américaine, morte en 2021.

« Marie Marvingt était une très bonne communicante. Elle a écrit des articles sur sa traversée de la mer du Nord en ballon, mais rien sur ce Tour, s'interroge Barbara Schmidt. On se demande d'où ça sort. On a toujours l'impression d'une information reprise de quelque part, sans qu'on arrive à retourner à la source même. » Aucun article de presse de 1908, ni dans l'Auto ni dans les autres journaux consultables aujourd'hui en ligne sur Gallica, le site de la Bibliothèque nationale de France, ne parle d'un passage de Marvingt sur la Grande Boucle. Pas de photos non plus... Contacté, ASO (l'organisateur du Tour de France, propriété comme L'Équipe du groupe Amaury) n'a pas non plus trace de son passage.
Des petites randonnées à son actif
Le problème avec Marie Marvingt, c'est que, à sa mort, dans la misère en 1963, cette célibataire sans enfants n'a rien laissé, ni carnets intimes, ni livre de souvenirs en préparation. En tout cas, rien n'a été retrouvé. « Quand elle est partie à l'hôpital, le propriétaire a vidé son appartement et jeté toutes ses affaires sur le trottoir... », explique Barbara Schmidt.
Son amour du vélo, au moins, est indéniable. Depuis l'adolescence, elle se déplace essentiellement à bicyclette. Son dernier vélo, Zéphirine, est d'ailleurs toujours conservé à Nancy. En 1961, deux ans avant sa mort, elle est encore photographiée dessus, place de la Madeleine, à Paris. « Dès que je vis le premier bicycle (vélo à grande roue avant) passer dans Nancy devant les badauds bouche bée, je n'y résistais pas, avait-elle raconté, en 1913, dans l'hebdomadaire Lectures pour tous. (...) À bicyclette j'ai, comme tout le monde, quelques petites randonnées à mon actif ! »
En se plongeant dans les archives sur Gallica, on trouve bien une première association entre Marvingt et le Tour, le 25 décembre 1910. Un article de cinq pages de la Revue aérienne, titré « Mademoiselle Marvingt, une sportswoman extraordinaire », détaille les performances de la Nancéienne, du canotage à l'aérostation, en passant par la natation, l'alpinisme... et le cyclisme. Sur ce domaine, c'est assez succinct : « A fait à bicyclette, seule, Nancy-Milan, Nancy-Toulouse, Nancy-Bordeaux, et le tour (sans majuscule) de France en 1908. »

À partir de là, certains vont broder. Les Nancy-Milan et compagnie vont devenir des courses cyclistes (par ailleurs répertoriées nulle part) qu'elle aurait remportées. Et ce tour de 1908 va vite prendre une majuscule. En 1913, Lectures pour tous précise ainsi à propos de Marvingt et du Tour 1908 : « Plus de 2 000 kilomètres de route, huit cols passés à bicyclette, une moyenne de marche de 150 km par jour ! » Drôle de précision : en 1908, le parcours s'étire sur près de 4 500 km, avec des étapes de 415 km pour la plus longue et de 254 km pour la plus courte.
L'espoir de nouvelles découvertes
Ces « 2 000 kilomètres de route », avec une « moyenne de marche de 150 km par jour », on va pourtant les retrouver mot pour mot en 1983 dans le livre Leurs demeures en Lorraine (éd. Pierron) signé Marcel Cordier. La même année, ce professeur de français crée le Comité international Marie-Marvingt pour la sortir de l'oubli. Et en 1991, il cosigne avec Rosalie Maggio sa première biographie, Marie Marvingt. La femme d'un siècle (Éd. Pierron). Lycéen en 1961, il a croisé Marvingt dans les rues de Nancy. « Elle était très bavarde et m'avait demandé si je connaissais Hubert Latham, qui lui avait appris à piloter un avion, se souvient Marcel Cordier. J'avais l'impression d'une mémé un peu mythomane... »
« Il y a une grande part de fiction dans sa vie. Mais je ne pense pas que cette histoire de Tour de France soit absolument fausse »
Louise Guillemot, auteure de « les Ailes de l'audace. Marie Marvingt, les secrets d'une aventurière »
Marie Marvingt n'aurait-elle pas entretenu elle-même cette légende du Tour 1908 ? Dans son roman, Louise Guillemot fait dire à un de ses personnages, s'adressant à son héroïne : « Tu crois vraiment que ça ne va pas se savoir quand tu racontes des mensonges ? »« Elle ne s'arrête jamais, elle en fait trop, elle exagère tout le temps, estime l'écrivaine. Il y a une grande part de fiction dans sa vie. Mais je ne pense pas que cette histoire de Tour de France soit absolument fausse. Je me dis qu'elle a dû le faire d'une manière ou d'une autre... » Cet exploit n'est pas le seul à susciter un certain scepticisme. En 2022, le Journal du dimanche publie une enquête qui remet en cause son action pendant la Première Guerre mondiale, notamment sa participation à deux bombardements aériens, sa croix de guerre ou sa présence dans les tranchées, déguisée en poilu. Là encore, les preuves manquent.

Le mystère Marie Marvingt se dissipera-t-il un jour ? « La ville de Nancy a proposé une bourse à qui ferait une thèse sur elle et éplucherait de manière systématique toutes les archives », annonce Barbara Schmidt. De son côté, le successeur de Marcel Cordier à la tête du comité Marvingt, Serge Claude, espère que le débat autour de son éventuelle participation au Tour fera resurgir des pièces ou des témoignages : « Plus on en parlera, plus on aura de chances de trouver des choses dans une valise, un petit journal local... » S'il y a des choses à trouver.