Sa carrière derrière lui, Michel Desjoyeaux possède toujours l'un des plus beaux palmarès de la voile en solitaire. Celui qui fut longtemps surnommé « le Professeur » est le seul à avoir remporté deux fois la course autour du monde. À 59 ans, il navigue moins, mais reste impliqué dans le domaine de la course au large et de la plaisance. Il est notamment consultant auprès de la société K-Ren, qui fabrique des housses de coque, participe au développement d'une grand-voile gonflable avec Michelin et construit un Class40 pour Alexandre Le Gallais pour la saison 2025, au côté duquel il devrait participer à la Transat Jacques-Vabre en double.
Nous l'avons rencontré en octobre, en marge du Grand Pavois, le salon nautique de La Rochelle, afin d'évoquer le Vendée Globe, ses deux victoires, l'histoire de l'épreuve, l'évolution des bateaux, la question du routage, la 10e édition. Le navigateur français est intarissable. La parole est libre.
« Cela ne vous démange pas de voir ces quarante bateaux prêts à partir ?
Je suis impatient de les voir partir, mais pas du tout d'être à la place de l'un des marins. J'ai pris beaucoup de plaisir à faire deux fois le Vendée Globe. Aujourd'hui, je prends beaucoup de plaisir à le suivre. Je regarde tout ça avec beaucoup d'intérêt, mais je n'ai plus le squelette pour aller prendre des coups, j'ai passé l'âge.
Vous ne pensez jamais au triplé ?
J'ai 59 ans et dans les bateaux d'aujourd'hui, tu te fais secouer, tu es obligé de naviguer avec un casque, ça ne m'attire pas. À 30 ans, j'aurais évidemment dit oui, j'aurais accepté ces conditions de navigation.
Vous pourriez envisager une troisième participation, pour le plaisir, sans jouer la gagne ?
Si je devais me lancer dans un tour du monde, je le ferais sur un bateau de croisière et j'irais dans les glaces. J'ai fait de la course pendant trente-cinq ans, à fond la caisse, je me suis éclaté, j'ai eu de la chance. Y aller juste pour participer, je crois que je deviendrais fou. Mon moteur était la compétition, je pense qu'il est plus facile de boucler le Vendée en compétiteur qu'en "coubertiniste". Certains y retournent car ils ne l'ont jamais gagné. Ils sont en quête de victoire. D'autres y vont pour le plaisir en sachant qu'ils n'ont pas la capacité de gagner.
« Entre 1989 et 1992, je n'étais pas un compétiteur, j'adorais la technologie et trouver des solutions pour faire avancer vite un bateau. Je n'étais pas un tueur. Je le suis devenu un peu plus tard »
L'épreuve fête sa dixième édition : quel souvenir conservez-vous du premier Vendée Globe (1989-1990) où on avait la sensation que les treize concurrents partaient vers l'inconnu ?
Plus que d'aller vers l'inconnu, puisque le Boc Challenge existait déjà (course autour du monde avec escales), à l'époque, la question était de savoir si les bateaux et les marins seraient capables de tenir sans escale. Je me souviens que sur les pontons, régnait une atmosphère un peu sordide : combien vont revenir, combien on va en perdre ? Personne n'en parlait, mais ça transpirait. Je pense en revanche que les coureurs étaient convaincus que c'était jouable.
Y a-t-il une image en particulier qui vous a marqué lors de ce départ en 1989 ?
La veille au soir, il y avait des bobines de cordage partout sur le pont d'un bateau. Ils étaient en train de changer toutes les drisses. Là, tu te dis : "Il est couillu, lui." Mais au final, tu ne peux pas donner de leçon car le skippeur du bateau en question a coupé la ligne en vainqueur (Titouan Lamazou, lauréat de la première édition du Vendée Globe).

Ce premier Vendée Globe vous avait-il fait rêver ?
Pas particulièrement. À tel point que quand j'ai participé à la Mini Transat en 1991, sans moyen de communication, et que je me suis retrouvé au milieu de l'Atlantique dans ma petite coque de noix de 6,50 m, je me disais que ça allait être long. J'avais écrit dans mon livre de bord : "Je ne ferai jamais le Vendée Globe, je ne suis pas fait pour ça !" En plus, à cette époque, entre 1989 et 1992, je n'étais pas un compétiteur, j'adorais la technologie et trouver des solutions pour faire avancer vite un bateau. Je n'étais pas un tueur. Je le suis devenu un peu plus tard.
Trente-cinq ans après, la notion d'aventure demeure-t-elle présente en dépit de toutes les connaissances acquises et des énormes moyens de communication ?
Toujours, et heureusement. À un moment, quels que soient les outils dont tu disposes et les connaissances, tu te retrouves dans les coins les plus reculés du monde, seul ou à proximité d'autres concurrents. Et là, quoi qu'il arrive, tu dois te débrouiller tout seul.
« Ce n'est pas forcément la course la plus dure en termes d'adversité, mais c'est la plus complexe car tu cumules toutes les difficultés sur la durée : de l'humain, de la technique, du sportif et le Grand Sud »
Que pensez-vous de ce mélange des genres qui fait le succès de cette épreuve qui accueille des compétiteurs et des aventuriers ?
Ça horrifie certaines personnes mais, s'ils ont trouvé des sous, c'est normal qu'ils y aillent. Si c'est pour de bonnes raisons... Celui ou celle qui veut y aller en disant : "Ça me fait rêver, j'ai ça dans la peau", je dis très bien. Si c'est pour acquérir de la notoriété, c'est une autre histoire.
Du coup, il y a plusieurs courses en une ?
Oui, mais ce n'est pas un problème. Chacun le vit comme il l'entend. Je me souviens de mon état d'esprit en 2000 : je sortais de huit saisons de Figaro, je ne me posais pas de question. Un jour, je fais un plateau télé sur France 3 avec un mec qui parlait de voyage intérieur, de karma, je me disais : "Oh putain, il est bizarre lui." Je n'étais pas dans ce trip. Je ne savais pas comment ça allait se passer, mais je n'y allais pas pour la déco !

Comment définiriez-vous le Vendée Globe ?
Ce n'est pas forcément la course la plus dure en termes d'adversité, mais c'est la plus complexe car tu cumules toutes les difficultés sur la durée : de l'humain, de la technique, du sportif et le Grand Sud.
Comment vit-on les dernières minutes d'attente sur le ponton avant de larguer les amarres ?
Pour moi, il y a un côté glauque. Quand les bateaux partent, le président du département, le maire des Sables, le député et les journalistes sont présents. On a l'impression que c'est l'heure du dernier salut. À ce moment-là, tu n'as pas envie de ça. Je me souviens qu'en 2008, dès que le premier bateau quitte le ponton, je dis à mon équipe : "On y va." On me rappelle qu'il y a un protocole à respecter, mais je réponds que si les officiels voulaient me voir, ils n'avaient qu'à venir avant. Cette année-là, quand je reviens au port le lendemain à minuit (en raison d'un problème de faisceau électrique), le seul officiel présent est Jacky Lorenzetti (patron de Foncia, le sponsor), accompagné de sa femme. Il n'a rien dit, rien demandé, mais il était là. Respect.
Que retenez-vous de vos deux Vendée Globe ?
Je me suis plus éclaté sur le deuxième. Le premier, j'ai apprécié, mais il me manquait l'intensité. Je savais, le 10 février 2001, en posant le pied sur le ponton, que je retournerais le faire le jour où il y aurait plus de monde en face. Yves Parlier avait démâté au bout d'un mois, beaucoup d'autres bateaux avaient été estropiés. Ellen (MacArthur) s'accrochait, mais avait beaucoup d'emmerdes. Je n'étais pas complètement satisfait.
« Le Vendée, c'est une emmerde par jour que tu dois régler. En sachant que le marin a aussi ses emmerdes, ses coups de mou, ses blessures, sa fatigue »
Votre deuxième Vendée Globe (2008-2009) donne lieu à un scénario incroyable. Vous êtes contraint de revenir au port en raison d'un problème de faisceau électrique. Vous repartez avec 41 heures de retard et vous gagnez avec plus de cinq jours d'avance sur Armel Le Cléac'h.
J'ai entamé la course avec le couteau entre les dents. Au premier classement de 4 heures du matin, j'ai déjà 10 milles d'avance. Quand je fais demi-tour, je reste en mode course. Dans ma tête, je dois rentrer, régler le problème au plus vite et repartir. Quand je reprends la mer, mon objectif est d'être dans les cinq au cap Horn. J'ai zéro appréhension avec mon bateau que je connais par coeur et je n'ai pas la pression.
Mais comment expliquer une telle remontée ?
Mes adversaires sont dans un faux rythme, ils naviguent plus ou moins ensemble en se disant : "À ma droite, il y a Vincent Riou et Jean le Cam. À ma gauche, Sébastien Josse, Loïck Peyron, tout va bien, on est à la bonne vitesse." Je n'ai pas ces repères, j'attaque comme un dingue. Ils étaient dans de la tactique rapprochée. Du coup, je reviens dans le jeu plus rapidement que prévu.
À ceux qui s'inquiètent du rythme que vous menez, vous répondez : "Tant que ça tient, j'ai raison."
Je suis sur une autre planète, je soigne mes trajectoires. Puis, après l'Indien, c'est l'hécatombe, il y a quasiment une cata par jour, Peyron (mât brisé), Josse (safran cassé et roof fissuré). Je me rapproche de la tête. Je me retrouve deuxième derrière Mike Golding, qui finit par démâter dans le sud de l'Australie. À l'arrivée, ce que je ressens est indescriptible. Au départ, il y avait dix-huit bateaux neufs, il y avait un putain de niveau !

L'arrivée dans le chenal représente-t-elle, comme pour beaucoup de concurrents, un des moments les plus forts ?
Cette course est particulière pour ça. Il y a toujours du monde. Quand tu pars, tu as déjà vu les photos, tu sais que tu auras cet accueil. Tu as beau le savoir, la transition reste violente, l'ascenseur émotionnel est énorme. L'autre jour, je participais à une conférence où ont été repassées les images de l'arrivée de mon premier Vendée, j'avais encore le palpitant qui montait. C'est unique.
Y a-t-il une méthode pour gagner ce défi planétaire ?
Le Vendée, comme je l'ai déjà dit, c'est une emmerde par jour que tu dois régler. En sachant que le marin a aussi ses emmerdes, ses coups de mou, ses blessures, sa fatigue. Il faut donc avoir très envie et avoir fait le Figaro plusieurs fois.
« L'humain a toujours voulu repousser les limites. Quand le niveau de performance monte, les exigences suivent. Tu rends la machine plus sophistiquée mais tu te protèges car elle est plus violente »
Quel regard portez-vous sur le plateau de cette 10e édition ?
Grosso modo, depuis quatre ans, les places d'honneur ont été trustées par Yoann Richomme, Thomas Ruyant, Charlie Dalin. Ce sont les trois ténors. Dalin est au-dessus du lot, Yoann aussi ; Thomas, j'ai plus de mal à le cerner, il est très discret, mais il a un palmarès redoutable.
« Je n'ai pas de témoin, explique aujourd'hui Michel Desjoyeaux, mais le jury m'a dit : "D'accord, elle a enfreint la règle, mais on ne pouvait pas la pénaliser." Je pense qu'il aurait mieux valu le dire comme ça et ne pas entretenir le flou. Car il n'y a pas de question : elle a bien reçu des documents avec du routage, des flèches, ce qui est interdit. Quel discours on tient aujourd'hui aux gens. C'est autorisé puisqu'elle n'a pas été pénalisée ! Mon sentiment, c'est que ceux de devant ne tricheront pas. Ils n'ont pas besoin de ça. Après, celui qui veut tricher, il peut. »
Ces dernières années, les bateaux ont beaucoup évolué. Les foilers survolent les flots à des vitesses élevées avec des marins "enfermés" dans leur cockpit et portant un casque. Est-on allé trop loin ou est-ce l'évolution logique ?
Au début de l'automobile, ils avaient les moustiques collés sur les dents, depuis, il y a des pare-brise, des essuie-glaces. Tout cela est une réponse de bon sens à l'évolution du sport. L'humain a toujours voulu aller au-delà de ce qu'il est et repousser les limites. Quand le niveau de performance monte, les exigences suivent. Tu rends la machine plus sophistiquée mais tu te protèges car elle est plus violente. Maintenant, on ne s'amusait pas tous les jours à l'époque. L'avantage du cockpit fermé, c'est que tu navigues en polo et non en ciré ! »