Cette semaine, LFP Media, la société commerciale de la Ligue de football professionnel (LFP), a officiellement lancé son projet de chaîne de la Ligue 1 avec un appel d'offres pour choisir les sociétés qui accompagneront sa production. En parallèle, son patron, Nicolas de Tavernost, continue de discuter avec les différents acteurs de l'audiovisuel pour la distribuer. Si le dialogue a repris avec Canal+, diffuseur historique du football français, les négociations autour d'un éventuel partenariat traînent. Pour évoquer la situation, L'Équipe a sollicité trois anciens présidents de la chaîne cryptée.
Bertrand MEHEUT (président de 2003 à 2015)
« Un potentiel de 2 millions d'abonnés maximum »
Très discret depuis son départ de Canal+ il y a dix ans, Bertrand Méheut est le témoin d'une époque où la L1 était encore en couple avec son « partenaire historique ». Il est le patron qui a su compter avec rigueur avant de faire les chèques. Ou être nettement plus généreux, comme en décembre 2004, lorsqu'il a mis 600 M€ annuels sur la table pour rafler l'exclusivité aux dépens de TPS. Ce qui a précipité la fin du bouquet concurrent... « La passion conduit a l'aveuglement, voire a l'obscurantisme, dit-il. La LFP n'a pas à fixer la valeur de son Championnat, c'est au diffuseur et a ses clients de le faire. Comme pour la Ligue des champions, le modèle de la L1 est celui de la télévision payante pour la valorisation des droits. »
Mais selon lui, ce marché manque parfois de rationalité. « Ce type de produit (la L1) attire des rêveurs qui ne connaissent pas le modèle de l'abonnement... Au fil du temps, TPS malgré son professionnalisme, Orange, Mediapro, Amazon, DAZN ont jeté l'eponge au vu des pertes generees. Seul Canal+ peut valoriser ces droits en proposant un mix - éditorialisation au sein des chaines premium Canal+ avec un revenu par client eleve - pour offrir a l'abonne un contenu generaliste (sport, cinema, series...). Le cout du foot est alors mutualise sur une large base d'abonnes qui recherchent une offre generaliste. »
Concernant la chaîne de la L1 en gestation, Bertrand Méheut estime qu'« elle pourrait attirer un potentiel de 2 millions d'abonnes maximum au tarif public de 15 € TTC, soit 10 €/mois (apres deduction de la TVA et de la marge brute du distributeur) pour la LFP. Au mieux, cela représente donc 200 M€ sur 10 mois desquels il faut déduire la production... Ce qui conduit a un revenu net de 150 M€/an. On est très loin du milliard rêvé par certains pour qui l'annonce du milliard de Mediapro (en 2018) etait le plus beau jour de leur vie... »
Selon lui, « la collaboration avec Canal+ est incontournable pour maximiser le revenu et l'exposition. En 2002, nous avions propose avec Jean-René Fourtou (à l'époque patron de Vivendi, la maison mère de Canal+) une societe commune avec la LFP, dont celle-ci aurait ete actionnaire pour aligner les interets. Cette proposition avait ete traitee par le mepris. Aujourd'hui, la situation est differente : Canal+ a ete oblige d'acquerir en exclusivite la C1, face au dedain de la LFP, pour un prix (480 M€ par saison) ne laissant plus beaucoup de marge de manoeuvre pour investir dans le Championnat de France. Par ailleurs une grande majorite des fans est maintenant abonnee a Canal+ pour acceder au spectacle phare (la C1) et la reserve en conquete de nouveaux abonnes ou en augmentation de prix est desormais tres faible pour acceder en plus a la L1. »
Xavier Couture (2002-2003)
« S'il y a un seul opérateur, il pourra rentabiliser son investissement »
Lors de son passage éphémère à la tête de Canal+, Xavier Couture avait tenté de récupérer l'intégralité des matches de L1 face à TPS. « Près de 25 ans plus tard, c'est toujours un sujet pour la valeur de la Ligue 1. Si un seul opérateur exploite 100 % des matches, et même l'intégralité des droits du foot dans le futur, il pourra rentabiliser son investissement et apporter la manne financière attendue par le foot professionnel. »
Selon lui, le lancement d'une chaîne de la LFP poussera enfin l'ensemble des clubs à rendre leur produit audiovisuel plus attractif. « Ils se sont toujours reposés sur la Ligue, sans entrer dans le détail, considérant qu'elle était capable de leur apporter la manne. » Et forcément, pour lui, le succès de cette chaîne ne peut passer que par un accord de distribution avec Canal+ : « C'est clé ! À ses millions d'abonnés en France, Canal va pouvoir dire « Vous abonner à une chaîne de la L1 vous coûtera tant », avec un espace promotionnel important sur la page d'accueil de sa plateforme et un effort marketing. Aujourd'hui, Canal+ France n'a pas une situation suffisamment florissante pour avancer un minimum garanti. Mais elle offre son cadre relationnel si puissant avec le public. Si la chaîne de la Ligue est correctement promue par Canal, elle réussira, c'est sûr ! »
Pierre Lescure (1994 à 2002)
« Laisser une fenêtre d'ouverture à Canal... »
Directeur général de Canal+ à sa création en 1984, il a signé le premier contrat de diffusion du Championnat puis plusieurs autres les années suivantes, notamment comme président. Malgré la puissance des plateformes mondiales comme celles d'Amazon, Apple ou Disney, il avance le caractère rassurant de la chaîne cryptée.
« Pour les autres plateformes, l'audiovisuel est seulement un moyen dynamique de marketing au sein d'un immense groupe, un élément parmi bien d'autres activités bien plus importantes. Mais Canal, c'est son métier premier, d'où la rigueur d'un Maxime Saada. Quand on s'intéresse au cinéma, aux séries et au sport, Canal est incontournable ! La solidité de la relation avec ses abonnés fait qu'être l'un de ses partenaires est l'assurance d'un commerce solide. D'où la folie d'avoir pu se fâcher avec Canal, qui a juste considéré qu'on le traitait mal et il avait raison. »
Pierre Lescure salue aussi la nomination de Nicolas de Tavernost comme « point d'ancrage des nouvelles restructurations, ce qui est rassurant pour aujourd'hui et pour demain », notamment dans la reprise de dialogue avec la chaîne cryptée. « Quand Maxime Saada laisse entendre qu'il ne pourra pas remettre d'argent dans les deux ans qui viennent, cela veut aussi dire : « En 2027, vous pouvez me revoir ». Il faut laisser une fenêtre d'ouverture à Canal pour se retrouver dans deux ans. »