Les fins de saison ont le don d'attiser les passions et, du côté de Bordeaux, le 2 juin dernier, la tension était de mise. À l'orée de la dernière journée de Ligue 2, chacun voulait croire à un soir de fête, où au moins se forçait à y croire, alors que la déconvenue de la semaine précédente à Annecy (0-1) avait permis à Metz de reprendre aux Girondins la deuxième place synonyme de montée en Ligue 1, à la faveur de la différence de buts.
Impossible pour les locaux, alors qu'ils ne sont plus vraiment maîtres de leur destin avant de recevoir Rodez (sauf à espérer des contre-performances de Metz ou du leader Le Havre), d'évacuer la question qui fait mal : et si les planètes ne s'alignaient pas ?
Tous les fans avaient aussi fait et refait calculs et scénarios possibles avant de se rendre dans un Matmut Atlantique bouillant, empli par 42 000 personnes. Un stade qui était, à quelques heures du coup d'envoi, le théâtre d'une étrange réunion.
Convoquée trois jours plus tôt, celle-ci voyait Gérard Lopez, le président et propriétaire du club bordelais, s'adresser aux principaux leaders de groupes de supporters en ces termes : « En cas de mauvais résultats ce soir, il faudra se préparer à un été compliqué. » En présence d'Admar Lopes, directeur sportif, et de Thomas Jacquemier, directeur général délégué, le boss du FCGB évoque alors une somme de 25 millions d'euros qu'il faudrait trouver pour boucher les trous et tout le monde se sépare un peu groggy, quinze minutes plus tard.
Une première altercation avant le coup d'envoi
Et si les planètes ne s'alignaient pas ? La question continue de trotter dans les têtes et l'inquiétante information se répand vite dans le Virage Sud, fief des groupes ultras les plus fervents des Girondins, notamment des puissants Ultramarines. Le cerveau de certains peine-t-il à refroidir ?
En tout cas, un premier incident survient, alors que les joueurs de Rodez font leur apparition dans l'arène. Celui-ci implique un certain « Marc », un quadragénaire restaurateur à Annecy, qui sera le mauvais héros de la soirée. Ce Haut-Savoyard, membre du directoire des Ultramarines, connu de tous dans le Virage Sud, s'en prend (déjà) verbalement à un visiteur venu reconnaître le terrain. Les deux protagonistes n'en viennent pas aux mains mais l'altercation, qui a lieu en bord pelouse, choque les témoins.

« Depuis là où je suis, je me dis : "Ah c'est bon, ils vont le foutre dehors, on va avoir la paix !", raconte un abonné du Matmut. Et finalement... » Finalement, Marc est gentiment raccompagné dans sa tribune et la soirée reprend son cours, dans une ambiance surchauffée. Dans les vestiaires, la tension est également palpable.
« La semaine avait vraiment été spéciale, avec la venue des fans au Haillan et une certaine euphorie. Il y avait de l'électricité dans l'air »
Un proche du vestiaire bordelais
Tous les membres de l'effectif girondin ont, eux aussi, été briefés sur la situation financière et depuis la défaite à Annecy, la sérénité qui prévalait dans le sprint final de la saison a déserté. Malgré l'atmosphère en ville. « La semaine avait vraiment été spéciale, avec la venue des fans au Haillan et une certaine euphorie, raconte un proche du vestiaire bordelais. Il y avait de l'électricité dans l'air. »
Mais attention, car côté Rodez aussi, il y a de l'enjeu. On sait qu'un faux pas compromettrait l'opération maintien. Les Ruthénois ne devancent le premier relégable, Laval, qu'à la différence de buts. L'ultime partie peut démarrer. Bordeaux pousse, mais c'est Rodez qui frappe en premier, à la 23e minute.
Le milieu de terrain Lucas Buades marque de près devant la tribune sud, et, après avoir fait trembler les filets, s'approche des gradins et porte un doigt à sa bouche, comme pour chambrer les fans. Marc craque à nouveau, descend la tribune et accède avec une facilité étonnante à ce niveau de compétition à la pelouse (en passant sous une bâche), avant de se diriger vers Buades qui est félicité par ses partenaires.
Visage enragé, l'Ultramarine repousse l'amas de joueurs des deux bras et le buteur termine au sol avec un de ses coéquipiers. Deux mois après, les images ne permettent toujours pas de voir clairement qui a touché qui. La soirée bascule, elle, dans l'irrationnel. Buades ne se relève pas, l'arbitre Nicolas Rainville interrompt le jeu. Moins d'une heure plus tard, l'arrêt définitif du match est annoncé.
Buades n'est pas allé à l'hôpital
Depuis, même si le caractère inadmissible d'une telle intrusion et de ce geste fou d'un supporter incontrôlable n'est pas questionnable, un vrai mystère demeure sur les faits et leur enchaînement. Côté Marine et Blanc, le vestiaire estime toujours que le joueur ruthénois en a fait des tonnes, qu'il n'y avait pas de quoi rester par terre et que la rencontre aurait dû reprendre.
Côté Rodez, consigne a été donnée depuis ce 2 juin de ne pas s'exprimer, de tourner la page. En off, des salariés du club hésitent à parler avant de se rétracter quand d'autres se placent en victimes. « C'est un sujet où on s'est fait salir. Quoi qu'il arrive, c'est nous... », finit par exemple par lâcher un Aveyronnais.
« On a des éléments très solides par rapport à la commotion cérébrale sur laquelle l'arbitre s'est appuyé pour stopper la rencontre »
Me Karen Shebabo, l'avocate de Lucas Buades
Un élément continue toutefois d'interpeller : Lucas Buades, examiné par le médecin du club et l'urgentiste de garde au Matmut Atlantique, n'a jamais été transféré à l'hôpital, alors que l'info inverse avait filtré dans un premier temps puis avait été reprise par plusieurs médias.
« Il y avait plusieurs médecins à son chevet, défend Me Karen Shebabo, l'avocate de Lucas Buades. Sur place, la surveillance était la même que celle dont il aurait bénéficié dans un centre hospitalier, c'est pour ça qu'ils ne l'ont pas évacué. Il a ensuite été contrôlé très régulièrement. On a des éléments très solides par rapport à la commotion cérébrale sur laquelle l'arbitre s'est appuyé pour stopper la rencontre. On les dévoilera au moment opportun (l'audience correctionnelle, où l'ultra girondin risque jusqu'à trois ans d'interdiction de stade, est prévue le 27 novembre ; Lucas Buades s'est constitué partie civile) mais il n'y a, médicalement parlant, aucun doute. »
Ce même Lucas Buades, lors de sa première prise de parole depuis le 2 juin, a d'ailleurs confirmé samedi dernier les propos de son avocate au micro de beIN Sports après le succès contre Saint-Étienne (2-1). « J'ai été choqué, tout simplement choqué, choqué de l'événement. Je célèbre mon but. Je n'ai aucune intention de chambrer le public. On le voit très bien aux images, je fais ma célébration habituelle, ou je dédicace ce but-là à mon père et à mon frère et, surpris de voir ce supporter face à moi qui me touche et qui me coupe la respiration, j'ouvre les yeux et je vois tout le monde autour de moi. Surpris, je suis littéralement choqué. Après j'ai eu les soins nécessaires avec les différents spécialistes, trois en tout, qui ont bien sûr diagnostiqué ce qui a été dit dans la presse. »

Aucun doute, selon l'avocate et Buades, sur les conséquences pour le joueur ruthénois, donc, mais quid des causes ? En résumé, Marc a-t-il touché directement le joueur ? Dans la seule déclaration qu'il a faite à So Foot, l'ultra, qui s'est présenté à la police et a passé 48 heures en garde à vue après le match, affirme : « Je réfute totalement le terme d'agression. J'ai voulu repousser le groupe de joueurs de Rodez [...] Je n'ai frappé personne, je suis catégorique. Et je suis quasiment certain de ne pas avoir touché Lucas Buades. »
Du côté de la « défense » encore, ces quelques mots d'un représentant de joueur qui reflètent une petite musique d'inversion accusatoire circulant un peu en L2 depuis juin : « Tout ça interpelle. Je pense qu'ils (à Rodez) sont conscients qu'il y a eu de l'abus. Quand tu es victime, tu te défends, tu avances des choses. Là, tout le club s'est recroquevillé. Ils sont mal à l'aise. »
« Je réfute totalement le terme d'agression. J'ai voulu repousser le groupe de joueurs de Rodez [...] Je n'ai frappé personne, je suis catégorique »
Marc, le supporter qui s'est introduit sur la pelouse
C'est oublier bien vite l'impact psychologique subi par les joueurs de Rodez après l'intrusion, quand ils ont eu l'impression qu'une tribune hostile était ouverte à tous les vents, sans contrôle, et pouvait leur tomber dessus.
Dans le vestiaire, alors que leur coéquipier est sous observation médicale, les Ruthénois n'ont plus la tête au match. Le capitaine Bradley Danger signale aux officiels que des pétards leur ont été jetés dessus au moment du but. Leur coach Didier Santini dira qu'ils redoutaient ce qui aurait pu se passer en cas de deuxième but. Les joueurs sont choqués et pas vraiment enclins à reprendre.
Le conseiller sécurité présente sa démission dans la foulée
Côté Bordeaux, si les étrangers, à l'image de l'international nigérian Maja ou de l'Ukrainien Ignatenko, ne comprennent pas bien ce qui se passe, les pros locaux connaissent les habitudes de la LFP dans ce genre de cas et savent que le temps ne joue pas en leur faveur. Plus tard, certains, comme le défenseur Yoann Barbet et le gardien de but Gaëtan Poussin, seront en larmes.
Du côté des dirigeants girondins, certains sont également marqués par les événements. Ainsi, David Lafarge, conseiller du président sur la sécurité et les relations avec les clubs amateurs, aurait présenté sa démission dès le soir même. Une démission refusée.

Les supporters girondins peuvent aussi pleurer. Exemplaires pour la grande majorité d'entre eux, ils n'ont toujours pas digéré aujourd'hui et pointent la proximité entre la direction du club et certains représentants de groupes de fans, qui pourraient tout se permettre.
Ils rappellent des précédents fâcheux impliquant des figures des tribunes. Font remarquer, enfin, que Marc et d'autres se tenaient aux côtés du président Lopez - après l'avoir « checké » chaleureusement - et non derrière les barrières, comme tout le monde, au moment de l'accueil en fanfare du bus bordelais, le 2 juin.
« La présence (de supporters) sur le terrain lors de l'arrivée des acteurs du jeu, ne sera plus possible du tout »
Un proche du club girondin
« Ce sont des fantasmes. Dans tous les clubs il y a des relations entre les dirigeants et les cadres supporters... », défend un proche du club. Contactés, ni les Ultramarines ni la direction du FCGB ne souhaitent s'exprimer officiellement. Dans l'état-major girondin, on admet néanmoins que la sécurité de la tribune a été auditée, et que « malgré la confiance », certains contrôles seront désormais renforcés, de même que le « barriérage » entre les différentes zones des tribunes.
« La présence (de supporters) sur le terrain lors de l'arrivée des acteurs du jeu, ne sera plus possible du tout », ajoute-t-on. Des questions demeurent. Pourquoi les Ultramarines ont-ils été aussi prompts à déclarer dans des groupes de discussions que « la famille ne laissera (it) pas tomber Marc » ?
D'autres s'interrogent sur le taux de remplissage trop élevé de la tribune Sud (plusieurs malaises ont été rapportés ce soir-là) ou sur les raisons qui ont poussé le club à faire retirer les panneaux publicitaires qui séparent les virages de la pelouse (ce qui a facilité l'intrusion de l'ultra sur le terrain).
Le pacte des tauliers
Le 12 juin, la commission de discipline de la LFP donne match perdu pour Bordeaux, -1 point pour la nouvelle saison et fermeture du Virage Sud pour deux matches ferme et deux rencontres avec sursis. Sanction confirmée en deuxième instance par le CNOSF. Rodez (désigné vainqueur, donc) peut célébrer son maintien. Bordeaux et Rodez sont donc repartis début août pour une saison de L2.
Les deux camps se retrouveront le week-end du 28 octobre, dans le cadre de la 12e journée, toujours au Matmut. Trois heures environ après l'interruption, plusieurs joueurs cadres des Girondins avaient scellé une sorte de pacte et décidé qu'ils prolongeraient l'aventure avec Bordeaux, même en Ligue 2.
Dans les loges, un peu plus tard, leur entraîneur David Guion était, lui, applaudi par un parterre de joueurs et leurs familles. En Gironde comme en Aveyron, la nuit du 2 juin a au moins eu ce mérite-là : souder deux groupes qui ont chacun eu, à un moment, l'impression d'avoir été des victimes.